Je voudrais parler ici de la photographie de mes origines. Celle par laquelle je pourrais faire un lien avec mon intérêt pour la photographie. Cette photographie, je ne l’ai pas retrouvée. C’est peut-être mieux. Elle est comme un vestige que l’on recherche, que l’on déterre et qui renvoie à un début possible. Elle est un os archéologique dont l’étude permet de fantasmer sur une chair dépassée par le temps qui l’a rendue invisible.
Mais je m’en souviens, un peu. Dans mon esprit elle est plutôt imposante ce qui a probablement accéléré sa perte. Même si elle ne devait faire pas plus d’une cinquantaine de centimètres de long, je pense que c’était la plus grande photo que j’avais vue jusqu’alors. Elle trône accrochée le grand mur du salon de mes grands parents, encadrée très simplement d’une baguette de bois et plaquée sous un verre. Je suis à gauche, ma sœur est à droite. Nous posons, assis au même bureau d’écolier dans une salle de classe, face au photographe scolaire. Nous portons fièrement les pulls tricotés par notre grande mère chez qui nous vivons. Le mien est bleu avec un col en V, celui de ma sœur est blanc avec un col roulé. Mes initiales sont brodées dessus avec une laine blanche, celles de ma sœur avec une laine rouge.
Alors, comme la photographie est en noir et blanc, ma grand-mère a restitué sur le tirage les couleurs originales de ses pulls en rehaussant très grossièrement le mien avec un feutre bleu et en épargnant les lettres blanches. Dans le cas de ma sœur c’est le contraire, seules ses initiales ML nécessitent une retouche pour qu’elles apparaissent en rouge sur la laine blanche comme la couleur du papier du tirage. Nous observions souvent tous les 3 pendant ces après-midi silencieux et ennuyeux de l’adolescence. A l’époque, j’ai une douzaine d’années. Je suis à l’affut des phénomènes magiques, du fantastique. Je suis persuadé de voir certaines choses que les adultes ne voient pas. Mais je redoute aussi qu’ils soient capables de discerner une réalité encore invisible à mes yeux. La perception est un enjeu vital à cet âge. Je sais que je vois, j’entends et me souviens mieux qu’eux. Pourtant je m’inquiète quand je les entend dire « oui je vois » ou quand je les surprend à fixer l’horizon en décrivant des terres lointaines invisibles à mes yeux. J’ai un faible droit de regard sur leur mémoire, elle me dépasse forcément dans le temps.
Cette photographie perchée sur le mur du salon, je veux bien croire que je suis le seul à la voir. Elle me regarde aussi, nous nous suivons des yeux même quand je me déplace. Je fais une expérience timide avec ma sœur : disposés en triangle devant le cadre, chaque paire d’yeux nous regarde simultanément, c’est extraordinaire. A cet âge, je ne m’intéresse pas encore à la photographie, je ne cherche pas encore à savoir où, quand et qui de moi je vois sur ma photographie. Mais je pense que c’est depuis ce moment que je vois dans toute photographie avant tout une image archéologique, lacunaire, une escroquerie, un imposteur arrogant qui soutient notre regard.
Bien des années plus tard, un ami écrivain m’a photographié subrepticement avec son portable pendant une fête. En me montrant immédiatement l’image sur l’écran, je lui ai répondu : « non ce n’est pas moi ». Ça nous a fait parler, il en a fait toute une histoire.