Je crois que j’ai aimé la photo avant de la pratiquer. Pour ce qui est de la question de l’origine, le pourquoi, le comment ; je ne m’étais, à vrai dire, jamais posé la question. Jusqu’à présent.
Tout est parti de ma mère qui a travaillé quasiment toute sa vie chez Balcar, une société qui fabriquait et vendait des flashs. Elle s’occupait de l’import-export. Ces flashs étaient beaucoup utilisés dans les années 80 par les photographes de mode ou de nature morte. A la fin de chaque mois, ma mère récupérait les magazines photo qui traînaient à la réception. Au lieu de les jeter, elle les ramenait à la maison. De mémoire il y avait des « Caméra Magazine », il y avait surtout des « Photo Magazine ».
J’adorais « Photo », non pas pour ses portfolios de grands photographes mais à cause de toutes ses vignettes de belles filles nues. Pour « arriver jusqu’aux filles », j’étais presque obligé de passer par ces belles et pleines doubles pages de Joseph Koudelka, Henri Cartier Bresson, Harry Gruyaert, ou Ernst Haas… Mais ce n’étaient pas ces images que je retenais à l’époque. Elles ont pourtant eu un fort écho, bien plus tard. Je ne retenais que ces petites images de jeunes femmes délicieusement nues, sans intérêt photographique pour la plupart, mais qui me mettaient en joie. Ce qui me plaisait au fond, c’était l’abondance de ces minuscules icônes, bien proprement rangées et alignées. Elles étaient pour moi, sans le comprendre encore, de simples petites images, des images de plaisir, des images sans finalité, des anti-icônes en réalité. A cette époque, j’avais dix ou onze ans ; et c’est bien des années plus tard que je suis retombé, par hasard, sur du Koudelka et du Gruyaert, dans des monographies sans doute…
Il y a donc eu un jour qui a compté.
C’est le jour où je suis retombé, par hasard, sur la photo du jongleur en noir et blanc de Josef Koudelka, une dizaine d’années après. Une chose est sûre : ce jour-là a été une gigantesque émotion, un moment condensé dans une seule image, prise en moins d’une seconde sans doute, ce temps infime qui tient dans la main. J’ai ressenti ce jour-là cette incroyable sensation de « déjà-vu », cette sensation de retourner dans le passé, en regardant une image, l’image d’un autre. C’est assez étrange, car généralement, le « déjà-vu » est une émotion liée à un moment que l’on pense avoir déjà vécu, une odeur que l’on a déjà sentie ou un lieu que l’on a déjà traversé. Or là, cette sensation n’était liée à rien d’autre qu’une image, une seule image, que j’avais certes déjà-vu, mais qui ne m’appartenait pas et qui n’avait aucun lien avec mon vécu, hormis l’image elle-même. Cette « simple photographie en noir et blanc » reproduite dans ce livre avait réussi à condenser toutes ces perceptions, grâce à ce qu’elle racontait, à ce qu’elle me racontait et à ce qui se passait derrière elle et dans tout ce qu’on ne voyait pas. Cette image de Josef Koudelka était certes une photographie mais elle était pour moi, aussi et surtout « toutes les photographies à la fois ». Elle était comme une vision, un mystère, un message mystique. C’était un sentiment assez incroyable et très puissant. Cette image reste encore aujourd’hui pour moi une image totalement hors du temps et hors de l’espace, un chef d’œuvre en quelques sorte. On ne sait pas si c’est une image tirée d’un film ou bien si c’est une mise en scène. Elle ne l’est pas bien sûr mais je ne le savais pas à l’époque. La force de cette image réside dans « son scénario », son histoire, son silence, ses tensions, sa fausse simplicité, sa puissance de composition et son incroyable intemporalité. Grâce à tout cela, je ne l’ai pas oubliée et je ne l’oublierai sans doute jamais. Elle est à la fois souvenir, odeur, objet familier, icône et photographie inatteignable. Je l’ai faite mienne sans le vouloir.
Et c’est aussi grâce à ces innombrables filles nues que je suis arrivé à cette photographie de Josef Koudelka, et à la photographie tout court. C’est grâce à tous ces détours, ces aller et retours et ces chemins de traverse que j’ai eu le désir et l’envie de faire de la photographie. J’avais enfin, peut-être et humblement, grâce à Mr Koudelka encore, senti l’incroyable force d’évocation de la photographie.